Alors qu'il présente à Namur le spectacle « Boule à Neige » conçu avec l'auteur-metteur en scène Mohamed El Khatib, Patrick Boucheron s'est prêté au jeu des questions pour retracer une petite histoire du kitsch... passionnante!
Le kitsch, est-ce un jugement de valeur, un jeu avec le goût et les normes, un art du bonheur, un courant artistique, un style ?
Ce peut être tout cela en effet. Ce qui est intéressant dans la notion de kitsch, c'est l'écart entre l'illégitimité culturelle, la faute de goût pour qualifier banalement l'objet kitsch et puis la capacité de l'art contemporain à récupérer cette faute de goût pour en faire un objet de valeur. Dans cet usage lié à l'art contemporain, le jugement de valeur est alors de l'ordre du deuxième degré… ce qu'on a voulu éviter dans le spectacle où on envisage la boule à neige comme objet populaire, déconsidéré, « dégradé » .
D'où vient le mot lui-même ?
Le kitsch a fini par être synonyme de mauvais goût et de vulgarité mais, au départ, même si l'étymologie est je crois incertaine, il désigne quelque chose d'hétéroclite, de composé impur. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, dans la culture allemande, puisque c'est très probablement là qu'on doit chercher l'origine du mot, le kitsch est lié à l'art du chiffonnier, au fait de ramasser dans la rue des déchets pour les revendre.
C'est l'ambiance que Walter Benjamin, philosophe allemand de l'époque, évoque quand il oppose au spleen baudelairien et à l'attitude du flâneur celle du chineur : d'un côté il y a celui qui marche dans la rue, le nez au vent regardant les étoiles et, de l'autre, celui qui regarde ses pieds pour ramasser tout ce que la grande ville pourrait rejeter de débris. Et là, comme historien, je commence à rêver autour de cette étymologie : si « kitsch » veut dire ramasser tout ce que la ville rejette, tout ce qu'elle dépose à nos pieds, alors, je ne peux qu'y reconnaître ce que les archivistes appellent un dépôt, c'est-à-dire une mise à disposition des traces du passé. Donc, ultimement, si on suit cette étymologie, même si elle est incertaine, le kitsch ne renvoie ni à l'inauthentique, ni à la surcharge, ni à l’accumulation, ni au mauvais goût, mais plutôt à un acte de sauvegarde et d’archivage : celui de ramasser les objets du passé qu’on a rejetés.
Comment le kitsch évolue-t-il dans l'histoire ? Et comment passe-t-il du statut d'objet de mauvais goût, d'objet too much, à celui de style assumé et apprécié, tendance même ?
La notion apparaît dans le cadre du maniérisme, c'est-à-dire le mouvement artistique qui commence au XVIe siècle et qui est ensuite repris, réactualisé, sous le règne de Louis II de Bavière : celui qu'on a appelé le roi fou, le roi de conte de fées est lié, dans la mémoire européenne, par ses châteaux et son mécénat, à la surcharge excentrique, aux rêves excentriques. «Corsage», le film de Marie Kreutzer qui vient de sortir sur Sissi l'Impératrice, est d'ailleurs une nouvelle forme d'actualisation de cette surcharge.
Chaque culture, notamment en Europe et en Amérique du Nord, développe ses objets kitsch qui sont d'abord liés à la croyance, de là découle le courant du kitsch religieux. Après, avec le rococo, le kitsch évolue vers une « globalisation du souvenir » : les objets y portent le souvenir d'une vie plus ou moins aisée, c'est là que nous retrouvons les boules à neige, les nappes napolitaines, les pendules à coucou ou, bien sûr, les nains de jardin qui ont apporté le plus de retournement ironique, de second degré.
Cette question du retournement ironique (qu'on évoque dans le spectacle… pour s'en méfier et s'en garder) est aussi intéressante par rapport à ce que j'appelle le « devenir kitsch de toutes les dictatures ». Je veux dire par là que l'objet du souvenir peut être lié à une nostalgie plus ou moins contrefaite où on a un rapport amusé, distancié à l'histoire qui divertit d'autant plus qu'on est éloigné de ladite histoire ! Je pense par exemple à tous les objets de l'ex Union Soviétique ou du réalisme soviétique socialiste de manière générale. Bien sûr, celles et ceux qui ont subi les persécutions staliniennes vont trouver moins plaisante cette nostalgie kitsch…
J'ai entendu que les nostalgiques de l'ex Union Soviétique utilisent le terme de «Bolchevita»...
C'est assez drôle, je ne savais pas…
D'un côté donc on a le kitsch qui est une dégradation du romantisme – un romantisme qui a mal tourné – avec un côté too much comme vous dîtes, ringard et d'un autre côté , dans d'autres conditions historiques, on peut avoir un kitsch plus noir, comme celui du devenir kitsch des dictatures.
Quant au changement de statut du kitsch, il arrive par le marché. L'art contemporain s'empare d'objets qui ont une valeur sentimentale et non une valeur marchande et qui par le seul fait de l'artification, c'est-à-dire d'une prise de pouvoir - à mes yeux autoritaire - par l'artiste ou par le nom de l'artiste, passent du statut d'objets possiblement de mauvais goût à celui d'objets de spéculation.
Contrairement à certains objets kitsch, comme le nain de jardin, la boule à neige, elle, n'a pas tout à fait subi ces effets. Quelques artistes contemporains ont bien tenté de faire des coups ou des objets commerciaux avec elle, mais elle est restée un objet déconsidéré, en lisière de ce processus d'artification.
Peut-être à cause ou grâce à la forte charge émotionnelle qu'elle dégage ?
C'est tout à fait juste. Avec le spectacle, à force de parler de la boule à neige, de la mettre sous les yeux des spectateurs et de l'ennoblir d'une certaine manière en la faisant devenir une protagoniste sur scène, à force aussi de parler des collectionneurs qui dépensent beaucoup d'argent pour un objet pour lequel il n'y a pas de marché… on s'est demandé si on ne risquait pas de changer la vision de la boule à neige ou d'enclencher un mouvement de spéculation. Et en fait c'est tout le contraire ! Les gens viennent nous voir pour nous parler de leurs boules à neige ou pour nous les donner. On reste effectivement dans une économie de la valeur sentimentale, de la valeur non marchande.
Dans « L'insoutenable légèreté de l'être », Kundera écrit : [La croyance que le monde a été créé comme il fallait qu’il le fût, que l’être est bon et que c’est donc une bonne chose de procréer] a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n'existait pas. Cet idéal esthétique s'appelle le kitsch. C'est un mot allemand qui est apparu au milieu du XIXe siècle sentimental et qui s'est ensuite répandu dans toutes les langues. Mais l'utilisation fréquente qui en est faite a gommé sa valeur métaphysique originale, à savoir : le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable."
Que pensez-vous du kitsch ainsi vu comme « enjoliveur , reflet d'un monde serein, lisse, souriant, jeune, sans problèmes ni aspérités… un monde sans merde ?
La citation de Kundera s'inscrit dans l'analyse du kitsch que j'esquissais tout à l'heure et dans un usage du kitsch qui, dans le bloc communiste, était dépolitisant : elle évoque, comme vous le décrivez très bien, un monde lisse et sans aspérités, qui nie la souffrance, les déchets, la merde. Mais qui est en totale confrontation avec la première inscription du kitsch : précisément celle de ce qui est rejeté, des déchets.
La boule à neige se trouve à la croisée des chemins entre ces deux définitions. On peut dire que c'est un monde protégé, que c'est la mise sous cloche du souvenir, que c'est une façon de faire taire, par l'artifice même d'une neige qui tombe lentement, les paysages de la mémoire, de protéger le monde et d'en sauver quelques fragments. Les collectionneurs seraient alors de doux rêveurs qui aspirent à un monde aseptisé, sous cloche. Pourtant, quand on les écoute parler de leur passion, on se rend compte que c'est presque l'inverse : ils l'évoquent sans détachement ni ironie, avec un certain amusement, oui, mais aussi avec mélancolie. C'est ce dont on a voulu rendre compte dans le spectacle. La généalogie un peu fantasmée que l'on suggère de la boule à neige la ferait procéder à la fois de l'urne funéraire et de la boule de divination. La boule de divination parce qu'elle naît en même temps que la boule de la voyante et a quelque chose à voir avec la vision d'un monde à venir qui serait protégé des injures du temps. Et l'urne funéraire parce que le rapport entre la neige qui tombe et les cendres qui se dispersent est souvent exprimé, parfois explicitement, parfois implicitement, par les collectionneurs et les passionnés. Je crois ainsi que la boule à neige a à voir avec la mort, avec la perte et qu'elle ne nie pas du tout la souffrance.
- Interview réalisée par Pascale Palmers -